Que d'articles sur notre métier dans les médias québécois ces temps-ci ! Les campagnes de promotions du livre de Mira Falardeau et de la librairie de François Mayeux ont toutes deux été abordées comme des occasions de faire des « bilans » sur la situation de la bande dessinée au Québec (aussi, en bons colonisés, on traite les premières publications de Glénat Québec comme un grand évènement avant même d'en avoir vu les couleurs). Loin de moi l'idée de m'en plaindre ! Je ne peux que me réjouir de voir que notre « message » continue d'essayer de passer. Mais (car il y a un mais), cet engouement collectif spontané fait remonter à la surface plusieurs manies qui m'énervent dans la manière de traiter la bande dessinée. Des choses qui me semble évidentes, mais qui ne le sont manifestement pas pour tout le monde. Je n'écris donc rien ici que je n'aie répété six cents fois déjà, et en bon canaïen français, il eut fallu que je me taise dès le départ anyway, mais que voulez-vous, j'ai une tête de cochon. Je n'envoie de pierre à personne, je suis moi-même sur la sellette et en partie responsable de ces égarements, mais tout ça ne devrait pas nous empêcher de réfléchir.
Si j'ai une seule certitude dans la vie, c'est bien celle-ci : Là où s'arrête la pensée en catégories* commence l'intellignce. Ça m'a bien fait soupirer dans le monde de la musique**, et ça me fait encore surventiler aujourd'hui : on semble avoir besoin de catégoriser les oeuvres à tout prix. J'ai longtemps essayé de me battre contre cette manie incongrue, mais force m'est de constater que les gens tiennent à ces foutues catégories (et on baptise ce qui s'évertue à être incalssable : hybride, roman visuel, ou je ne sais quelle autre connerie). Je prends pour exemple le champ dans lequel je suis présentement actif et que l'on s'entête à baptiser et à rebaptiser*** : bande dessinée d'auteur, roman graphique, littérature de narration graphique, art narratif contemporain, courant intimiste, bande dessinée pour adultes (ou bande dessinée adulte --pitié !--), drame psychologique, fanzine-album (!)... je vais vous avouer que toutes ces dénominations m'agacent. Je soupçonne que ça cache une honte de l'histoire, ce qui ne peut être qu'une conséquence d'un manque de culture. Quand on hésite à appeler ce qu'on fait «bande dessinée», est-ce parce qu'on se pense supérieur à ce qui est venu avant ? Supérieur à Herriman ? Jack Cole ? Forest ? Fred ? Franquin ? Je ne dis pas que tout ceux qui utilisent l'expression « roman graphique » le font par souci de rupture avec la tradition dans le but de flatter la bourgeoisie culturelle dans le sens du poil, mais ça demeure le message que ça envoie. En voulant se distinguer de la mission du Scrameustache, il faut être prudent de ne pas laisser croire qu'on souhaite se distinguer du reste. Je n'ai pas l'impression que le courant dans lequel j'oeuvre en ce moment est plus « noble » que ceux qui l'ont précédé et je ne pense surtout pas qu'il doive générer un nouveau terme qui parapluiterait ses livres. Mais bon, comment communiquer si toutes les définitions sont connes ? La littérature et le cinéma**** ont des systèmes qui fonctionnent assez bien et que j'applique à la bande dessinée (sans aucun jugement de valeur, quiconque jetterait un oeil à ma biblio/vidéothèque verrait que je n'ai pas grand chose de l'élitiste étroit d'esprit que certains m'accusent d'être). Ce que fait Thierry Labrosse est de la bande dessinée de genre (science-fiction), ce que fait Raymond Parent est de la bande dessinée jeunesse et ce que font des auteurs comme Rabagliati, Delisle, Satrapi, j'appelle ça de la bande dessinée. Dans le même esprit, je n'essaie pas de distinguer la musique que j'écoute du reste. J'appelle la musique des Guillemots du « pop » (surtout pas « indie », quel terme tapon et insensé !), et j'appelle les instruments de torture qu'on entend à la radio dans les lieux publics du « pop fm ». Je laisse le terme de base à ce qui est le plus proche de l'essence, qui est au service de l'oeuvre elle-même, et non du public, j'ostracise plutôt le pop perverti qui n'est plus qu'un produit de divertissement lobotomisé et lobotomisant (bon, dans le cas de cet exemple, il y a jugement de valeur, ce qui n'est pas le cas de la grille proposée pour la bande dessinée).
De l'autre côté, on a ceux qui nous ridiculisent avec leurs « bédé », «bédéiste », « bédéaste », « bédéphile », « bédévores », « bédéphages » et je vais vomir. Utilisateurs de ces mots, je ne vous chicane pas, mais oui, quand vous les utilisez (souvent dans le but de nous honorer lors d'une ouverture de festival, d'une remise de prix, ou lorsque que vous voulez partager votre appréciation de notre travail), vous faites grincer des dents une bonne partie de la profession. Au Québec, on est très vigilants avec le snobisme. Les seules fois où j'ai ouvert ma trappe concernant ces déclinaisons « funny » des initiales de notre médium, j'ai rencontré les foudres de défenseurs TRÈS agressifs de celles-ci*****. Mais bon voilà : LES GOÛTS, ÇA SE DISCUTE. « Bédé » est un mot laid. Oui, en partie, la laideur et la beauté sont des choses subjectives, mais « bédé », c'est objectivement laid, gorlo et infantilisant. C'est déjà un gag. Ça ferait un très bon nom de clown idiot et pathétique. Impossible de le prononcer sans que notre visage n'affiche à notre insu un sourire niais. Non, « bédéiste » n'est pas l'équivalent de « cinéaste », issu de « cinéma », une apocope de « cinématographe » (du grec, grosso-modo : écrire le mouvement) sans bricolage de maternelle autour. Si on manque d'espace pour écrire « bande dessinée » au complet, il faut mettre des points, c'est comme ça que ça s'écrit, une abréviation, pas avec des e-accent-aigu pour faire comique (ou pour faire pépé, bébé, gaga, gougou ou débile). Quand on prononce les mots « cinéma », « littérature » , « art », « théâtre », ça sonne déjà lyrique, tandis que « bédé »... Faut-il y voir un rempart de vertu, là pour nous empêcher de nous prendre au sérieux ? Peut-être, mais ça empêche aussi tout le monde qui est sensible aux mots de nous prendre au sérieux, et ça, c'est déjà moins rigolo. Qu'un auteur se prenne ou prenne son travail au sérieux, c'est sa décision, il est un tantinet cavalier de lui imposer de faire partie du monde du « loufoque » et du « sympa ». Je ne demande pas à ce qu'on vénère les auteurs de bande dessinée, je ne cherche pas la reconnaissance, je ne veux pas que le monde participe au gonflement de mon ego (je fais une excellente job tout seul dans ce domaine), je ne veux pas une place au Panthéon de la CULTURE avec un grand C. Qu'ils aillent se crosser, j'm'en sac' ! Je demande juste à ce qu'on arrête de trouver ça normal de nous humilier.
Et quand l'Office de la langue française a accepté le terme « bédéiste » pour décrire notre profession, elle ne nous a pas demandé notre avis.
J'aime l'appellation « bande dessinée » parce qu'elle est neutre, respectueuse, sans prétention et abstraite. Elle ne parle que de la technique, du médium. C'est inclusif et ça n'a aucune connotation (ni « pèteuse de broue », ni « née pour un petit pain »). Parce que la bande dessinée n'est pas en soi fantaisiste, potache, humoristique, avetureuse ou romanesque. Ses protagonistes ne sont pas obligatoirement des héros/héroïnes (« super » ou pas), ou des mascottes de club de ringuette. Elle est un système de création de sens par la juxtaposition d'images fixes. C'est à la fois un terrain de jeu formidable pour les recherches d'avant-garde, et à la fois le mode de communication le plus immédiat et fondamental (les mots relèvent d'une convention fabriquée et acquise). Bien la lire demande un investissement de l'imagination du lecteur au moins aussi grand que la littérature, contrairement à ce que pense les sots qui la dénigre en disant, très à tort, qu'elle montre au lieu de suggérer.
Donc, je ne trouve pas bête la suggestion de Jean-Christophe Menu : servons-nous donc du mot « bédé » comme d'un terme péjoratif pour désigner la mauvaise bande dessinée, la plus putassière et rétrograde, et gardons le terme « bande dessinée » pour les bonnes affaires ! Et réservons le terme « bédéistes » aux tâcherons qui le méritent ! (har har har !!!)
Les mots ont un pouvoir immense. On ne devrait pas négliger l'importance de la recherche du mot juste. Il faut cependant préciser que le coupable de ce que j'appelle « négligence » n'est pas vraiment, règle générale, la main qui écrit ou la voix qui parle, mais la surcharge de travail demandée en peu de temps, l'espace restreint alloué aux articles, et le nano-attention-span du lecteur/auditeur lambda visé, donc : l'air du temps et l'étau économique. Mais... résistons !
Bon. Beaulieu, shut up and draw !
J
* : La pensée en catégories : source de belles choses comme le racisme, le sexisme, l'homophobie et le fanatisme religieux...
** : Si Jimi Hendrix a clos le débat, il y a quarante ans, en disant qu'il y avait deux styles de musique : la bonne et la mauvaise, je reconnais que les grandes catégories (pop, jazz, blues, classique...) peuvent être pratiques. C'est quand on tombe dans les stupidités comme noisy-drum'n'bass-acid-fusion-trance-folk-core qu'on vire dans le plus pur niaisage. Dans les années 1990, quand on me demandait quel genre de musique je faisais, ça m'embarrassait presque autant que quand on me dit aujourd'hui : « Ah ! Tu fais de la bande dessinée ? C'est qui ton personnage ? »
*** : J'utilise le mot baptiser avec tout son sens, comme quoi on ne fait pas que nommer, on met aussi dans un ensemble, une secte, une cage, on force une oeuvre à une procession de foi qu'elle n'a pas voulue la plupart du temps.
**** : Quoique, quand on parle de « drames », de « comédie » ou de (grimace) « comédie dramatique »... soupir...
***** : J'teeee dis qu'nous autres, les Québécois, on y tient, à notre ridicule, pierre angulaire de notre identité nationale : « Tu peux m'enlever mon eau, mes forêts, mon air, mon système de santé, Ben's Montreal Deli, tu peux faire de moi une dompe pour déchets toxiques américains, mais TOUCHE PAS À MON RIDICULE ! »