Wednesday, July 12, 2006

BRUNO BRAZIL, de William Vance et Louis Albert (Lombard)





J'éprouve beaucoup d'affection pour cette série de Vance et Louis Albert (mieux connu sous le nom de Greg, mais tant qu'à avoir un pseudonyme, je préfère Louis Albert). Certes, il y a un peu de Madeleine de Proust là-dessous, mais au-delà des creuses considérations nostalgiques, je la trouve assez spéciale.

Elle reflète particulièrement bien l'évolution de l'état d'esprit du monde occidental des années '60 (plus naïves) à la fin des années '70 (plus pessimistes). On commence la série avec un Bruno James Bond/Sherlock Holmes, agent secret solitaire, gentleman désinvolte. L'ambiance de la série est alors ludique et joyeuse. Gadgets, bagnoles, vêtements loufoques (ceux-çi resteront jusqu'à la fin, mais est-ce volontaire ?)... Greg ajoute bientôt à la série, sous l'influence assez claire de Mission: Impossible, une galerie de personnage secondaire qui constitieront le "Commando Caïman". Une emphase plus tragique commence à s'infiltrer dans la série. Les épisodes deviennent plus sombres, plus intenses. La mise en scène se fait plus criarde. Vers la fin de la série, on devine l'influence des films catastrophes américains comme The poseidon adventure ou The towering inferno, qui sont eux même des conséquences de la conscientisation écologique, du fiasco de la guerre du Vietnam, etc. Au tome 9, l'épisode "hard boiled", paroxystique et cathartique Quitte ou double pour Alak 6, la mission échoue, les agents secrets sont démasqués publiquement, humiliés, et zou ! On envoie la majeure partie de l'équipe se faire massacrer à la fin de l'épisode. Le tandem pondra ensuite quelques histoires courtes avec le noyau survivant (Brazil et Gaucho Morales), en plus d'une aventure inachevée, tentative un rien forcée de consituer un nouveau "Commando Caïman", mais leur intérêt pour cette série semble alors éventé.

Greg écrit très bien. La qualité n'est pas selon moi dans CE qu'il écrit, mais bien dans sa manière de l'écrire. Au niveau des ambiances de fin du monde, Greg est un maître, comme il l'a démontré avec panache dans ses séries avec Hermann : "Comanche" et "Bernard Prince". Mais ce qui m'intéresse le plus chez lui, c'est le mordant-gourmand de la musicalité de son écriture, dont font foi ses titres qui claquent. Une série qui comprend des titres comme Sarabande à Sacramento, Quitte ou double pour Alak 6, Le requin qui mourut deux fois, La nuit des chacals ou Commando Caïman ne peut pas être mauvaise. Les épisodes devaient être conçus dans un contexte assez frénétique. Greg, alors rédacteur en chef du journal "Tintin", écrivait un beau paquet de séries en même temps. Ce climat doit largement contribuer à l'impression d'être assis sur un rond de poêle rouge que ressent le lecteur lorsqu'il lit une série d'aventure de Greg.

Les maniérismes du Vance de l'époque sont assez charmants. On sent vraiment le petit garçon européen qui jouait au cow-boy, et qui continue à être maladivement marqué par l'imaginaire américain avec ses durs à cuire caractéristique (si bien que le dessin de Vance n'a jamais été très souple, et qu'il a gagné en raideur au fil des années). Habituellement, cet éblouissement américain est quelque chose qui m'énerve, mais là, c'est fait avec une telle candeur que c'en est boulersant. Vance aimerait être un de ces durs de durs, et ses pages semblent nous dire : "Certes, je suis dessinateur de bande dessinée, mais je ne voudrais pas avoir l'air moumoune pour autant !" (discours qui est exactement le même que celui des auteurs underground des années '90, non ?). Son travail sur la fusion de l'architecture, de la typo, de la mise en scène et de la mise en page est loin d'être inintéressant.

C'est assez comique de voir les auteurs sauter à deux pieds joints dans une manière plus artificielle de coller à leur époque : la mode. Au fil de la série, il est fascinant de suivre l'évolution du design. L'inclusion au commando d'un hippie avec une guitare-mitraillette dans Orage aux aléoutiennes et la séquence disco dans Quitte ou double pour Alak 6 sont des efforts particulièrement extrêmes. Encore là, la prédominance du design tendance est quelque chose que je trouve insupportable chez les auteurs actuels. C'est pour moi une méthode de séduction abusive qui relève de la tricherie. Un titre d'article de Truffaut m'a fait rire aux larmes, parce que je le trouvais plus juste que tout : "La mode : enthousiasme des imbéciles". Mais force m'est de constater que passée la période critique de 20 ans (pendant laquelle ces pages auront l'air bien folles) ces pollutions fashion prennent tout leur sens, historique autant qu'esthétique.

D'épisode en épisode, on sent que Greg a du mal à bien incarner tous les personnages de l'équipe. Ça lui aurait pris, je crois, quelques épisodes de plus, ou des épisodes plus longs, contenant des scènes moins centrées sur l'action, ce qui était impossible, je le reconnais, vu la prépublication hebdomadaire dans "Tintin". Ce n'est peut-être pas un hasard si les personnages qui meurent à la fin sont ceux qui étaient là au départ pour les raisons les plus superficielles --le cow-boy, le grand gamin, le p'tit frère, la pitoune... étrangement, le hippie survit (!)--, et qui n'ont jamais réussi à dépasser leur fonction première.

Somme toute, "Bruno Brazil" est pour moi une série bourrée de sens, qui dépasse de loin le plaisir coupable de la lecture de bande dessinée de genre, retro/kitsch de surcroît. Son arc dramatique global en dit très long sur les moeurs de l'époque. Mais attention, je ne propose pas une lecture parodique de cette série, je déteste le second degré méprisant et ce n'est pas ce qui motive mon appréciation et mon envie de la partager.

6/10