vous trouverez aujourd'hui dans La presse un dossier assez intéressant sur les « nouveaux classiques », pour lequel on a été consulté, quelques membres du milieu et moi. J'étais flatté par l'invitation, et c'est un exercice très chouette à faire. Les résultats sont assez peu aburdes (à part ce célèbre livre de Rabaté, Ibiscus, dont tout le monde parle tout le temps, mais que je n'ai jamais vu ni lu, est-ce une version alternative botanophile d'Ibicus ?). Suivez les liens pour lire les top tens du « panel d'experts » et la synthèse d'Alexandre Vignault (dans laquelle on ne retrouve aucun des titres que j'ai mentionné parce que j'ai décidé de faire mon fin-finaud en étant subjectif). Pour mon top ten, par contre, je vous invite plutôt à le lire ci-dessous, parce qu'ils ont printé mon brouillon, et flushé l'intro (j'y étais trop bavard, pour faire changement, parce que selon la règle de Mark Twain, je n'ai jamais le temps de faire plus court). Voici donc mon texte dans le texte.
Cet exercice du palmarès est toujours plaisant à faire, malgré ce qu'on regrette de devoir exclure. Dans cette liste, ne vous étonnez pas de l'absence de monstres sacrés évidents comme Jimmy Corrigan, Maus, Journal d'un album, Ghost World, Watchmen, Paul à la pêche ou Persepolis. J'ai choisi de mettre l'objectivité de côté pour privilégier des titres que j'ai lu et relu avec un plaisir (mot que je suis tenté de mettre entre guillemets, puisqu'il ne s'agit pas nécessairement de plaisir hédoniste) croissant ; ou encore des livres qui m'ont profondément touché et/ou réveillé à un moment de ma vie où j'étais désabusé (en plus, que pourrais-je bien dire sur ces « chefs d'oeuvres officiels » qui n'ait déjà été mille fois répété ?). Je ne me permets pas de citer des livres dont j'ai dirigé la publication. Je ne fais pas non plus mention d'ouvrages inaccessibles comme le Tintin et son ti-gars, de Luc Giard. J'ai enfin évité d'inclure les séries comme Peanuts (même si je l'ai très à coeur), car ayant commencé en 1950 et conservé, grosso-modo, le même système jusqu'à sa fin en 1999, la mentionner serait une façon perverse d'interpréter la contrainte du « depuis 1980 » (idem pour Onésime, 1943-1998). Et je n'ai pas trouvé de bonne raison pour dompter mon penchant pour les unsung heroes. J'indique la version française des titres en langue originale étrangère.
- La jonque fantôme vue de l'orchestre, Jean-Claude Forest, Casterman, 1981. Son seul titre vaut à ce livre une place dans ce palmarès. Au large d'une côte non-identifiée, des cuirassés se réduisent en bouillie, Gaston, jeune fusiller marin, survit de justesse et décide de déserter. Il rencontre un vendeur ambulant de « fenêtres hygiéniques » et prend la route avec lui. Récit d'errance bourré de nuages, de brouillard, de pluie, de neige et d'autres intempéries rendues avec maestria et mélancolie par des orgies de hachures forestiennes, ce livre est inoubliable. Aussi vivement recommandé : Enfants, c'est l'hydragon qui passe, même auteur, même éditeur, 1984, que je préfère à La jonque les jours pairs (ils alternent, comme ça...).Tous deux ont été récemment réédités dans la collection « Classiques » de Casterman (avec, par malheur, des couvertures qui laissent à désirer). On les trouve aussi régulièrement dans les librairies d'occasion, parce que les gens ne sont pas intelligents.
- Journal (III), Fabrice Neaud, Ego comme X, 1999. Ce livre a plus de points en commun avec un char d'assaut qu'avec un Largo Winch. Approche ambitieuse, lyrique et analytique du désir inassouvi, ce livre semble aller jusqu'au bout de son obsession jusqu'à la catharsis, autant que ce genre de chose puisse être possible. Impressionnant spectacle de l'intelligence, condensé de solutions graphiques et narratives novatrices, autant qu'essai multiple (sur l'homosexualité, sur le médium utilisé, etc.), Journal (III) ne laisse pas son lecteur indemne. Le dessin résoud le problème de la rencontre improbable entre dessin réaliste précis et dessin émotionellement chargé, ce qu'on pourrait appeler un miracle. À ce titre, Neaud n'a aucun égal.
- La comète de Carthage (série Freddy Lombard), Yves Chaland & Yann Lepennetier, Les Humanoïdes associés, 1986. Tous les Freddy Lombard valent qu'on leur accorde au moins un bout de soirée, mais cet épisode est très spécial. Un puits de superbes trouvailles formelles qui, à la première lecture, n'attirent pas l'attention au point d'abîmer les coulissages sensuels du récit. Un exercice convaincant sur le pouvoir du non-dit (ou du non-montré). L'histoire, aussi belle et romantique qu'artificielle, n'est là que pour servir l'ambiance de fin du monde dans laquelle le lecteur se trouve plongé dès la première case. Tout ça en plus du dessin parfait et de l'humour caustique d'un Chaland en pleine forme. Les Humanoïdes associés viennent de publier une chouette réédition souple et abordable de la série Freddy Lombard en deux volumes, avec des couleurs plus justes que celles qu'on retrouvait dans les « luxueuses » oeuvres complètes de Chaland des années quatre-vingt-dix.
- Locas & Palomar City (séries) Gilbert & Jaime Hernandez, Seuil, 2005-2006 (ces livres sont des recueils de la série Love & Rockets, publiée aux États-unis depuis 1981 chez Fantagraphics). Oui, je mets la série au complet, et je mets le travail des deux frères à égalité, les dissocier, ou extraire un ou deux chapitres de ces longs fleuves narratifs parallèles serait malaisé. Love & Rockets est une sorte de soap-opera/saga familiale/Archie extrêmement brillant. Pour qu'une fiction fonctionne, un bon truc (c'est pas le seul) est de créer des personnages attachants. Mais les personnages des frères Hernandez sont si riches et incarnés qu'on en tombe littéralement amoureux (les lecteurs de Love & Rockets se disent presque toujours en amour avec de Maggie, qui est un peu le contraire physique de Jessica Simpson). Ils sont aussi maîtres dans l'art de l'ellipse-choc qui rend leurs récits très enlevents et fougueux malgré la relative quotidienneté du propos.
- Exit, Benoît Joly, Kami-Case, 1999 (publication originale à compte d'auteur en 1987) Ce livre a eu sur moi le même effet galvanisant que le jeu de Maurice Richard a pu avoir sur les québécois à la fin des années quarante. Il a orienté ma carrière. Première bande dessinée d'avant-garde québécoise avec laquelle j'ai été en contact alors que j'avais treize ans (et, encore à ce jour, la meilleure), Exit m'a fait comprendre la poésie. Rien de moins. À cet âge, on se rend compte avec regret que notre apprentissage de la vie, sans se figer complètement, ralentit beaucoup, et que le monde sera désormais saisissable, compréhensible, prosaïque, moche, banal et ennuyeux. Après la première lecture d'Exit, j'ai refermé le livre et je me suis dit : « Je n'ai rien compris, c'est fascinant, allez, je recommence. ». Ouf ! Sauvé.
- L'homme qui marche, Jiro Taniguchi, Casterman, 1995 (publication originale japonaise en 1992). Arrivé à une rare maîtrise de son médium, l'honorable vétéran Jiro Taniguchi raconte en ces pages le trajet qui amène un salaryman japonais de sa demeure jusqu'à son travail (et vice-versa) ainsi que les petites pauses qu'il se permet chemin faisant. Un livre avec une relation particulière au temps, qui rend caduque la nécessité d'efficacité qui faisait loi du temps des feuilletons hebdomadaire qu'on trouvait jadis dans les revues Tintin ou Spirou. Au moment de sa parution, ce livre n'avait pas grand précédent dans la francophonie, aussi a-t-il suscité, lui-aussi, plusieurs vocations. Je vois L'homme qui marche comme une espèce de post-it sur le réfrigérateur qui nous empêche d'oublier de vivre.
- Livret de phamille, Jean-Christophe Menu, L'association, 1995 (publication originale en feuilleton sous le nom de Mune comix chez Cornelius en 1993-1994). De tous les exercices diaristes français de la vague des années quatre-vingt-dix, voici celui vers lequel je retourne le plus souvent. Un recueil de notes crachées, grattées, amères sur la vie (surtout familiale) de l'auteur/éditeur. Il se détache du lot par son dédain du mignon et du mièvre sans pourtant se priver d'une saine dose d'affect.
- L'homme sans talent, Yoshiharu Tsuge, Ego comme X, 2004 (publication originale japonaise en 1987). Une réputation de « art spiegelman japonais » a précédé Tsuge avant qu'il ne soit publié en occident. On le décrivait comme un personnage énigmatique, un hermite farouchement désintéressé par la publication de son oeuvre à l'étranger. Les revues branchouilles françaises le proclamaient déjà comme un des auteurs primordiaux du neuvième art avant même qu'une seule page n'ait été traduite et publiée en français. C'est donc dans ce climat de hype suspecte et complètement boursoufflée qu'est paru en 2004 son premier livre traduit : L'homme sans talent, qu'on attendait bien sûr avec une brique pis un fanal. Mais un peu comme Maus, lorsqu'on le lit après avoir entendu des centaines de personnes délirer à son sujet, L'homme sans talent surprend par son pouvoir d'évocation dans l'humilité et l'économie de moyens. Et en plus, ce livre discret atteint une puissance équivalente à celle de Maus sans avoir recours à la moindre accroche spectaculaire. Ce qui donne raison, pour une fois, aux revues branchouilles. françaises !
- Faire semblant, c'est mentir, Dominique Goblet, L'association, 2007. Un autre livre autobiographique sur la famille, mais à la forme ouverte, aérienne, transparente, dont le souci pour la recherche plastique domine toute tentative d'homogénéité esthétique (celle qui fait les « bons produits culturels »). Preuve que le choix de raconter au « je » n'est pas toujours affaire de vanité, l'auteur donne l'impression d'avoir choisi de raconter son histoire directement, sans transposition, sans intérêt pour tout dispositif de séduction qui pourrait l'amener à tricher. Par pure hygiène de la sincérité. Par simple respect pour l'histoire qu'elle a « reçue ». Et quel beau livre !
- Jérôme d'Alphagraph, Nylso, FLBLB, 2002. On peut prendre cette série (qui compte aujourd'hui quatre volumes, si je tiens compte du jumelage des deux premiers tomes originalement publiés dans un autre format) comme un compte rendu des charmantes mésaventures déambulatoires de Jérôme, jeune libraire ingénu qui rêve de devenir écrivain, ou comme une poignante et bizarre cartographie du deuil. Le dessin de Nylso est un excellent exemple de ce que je considère comme un dessin de qualité : aussi riche que fragile, aussi spontané que savant, qui ne cherche à exhiber aucune virtuosité (que ce soit dans un contrôle factice et vain ou dans une surabondance du « travail là-dedans »), mais plutôt à consigner de précieux moments de vie.
Tout est vain, rien n'existe, je vous aime...
Jimmy